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L'oeuvre d'Isidore Ducasse, alias comte de Lautréamont, se résume à deux titres : Les Chants de Maldoror et les Poésies. Troublante et révoltée, elle comble, sans nul doute, l'imaginaire de celui qui consent à en accepter sans arrière-pensée les merveilles. Elle apparaît aussi de plus en plus, en raison même de sa propre stratégie, comme un «test» portant sur les différentes règles du jeu littéraire, test auquel chaque époque tend désormais à se soumettre avec les moyens de son propos critique et de ses concepts créatifs. Entre excès et parodie, il appartient ainsi au «dispositif Maldoror-Poésies», ainsi que le caractérisait Francis Ponge, d'avoir avec quelques autres -Flaubert et Mallarmé notamment- fait entrer la littérature dans l'ère de la modernité, où l'expression n'est plus séparable d'un questionnement sur ses fins. Une vie lentement exhumée Les lecteurs actuels ont bien failli ne jamais connaître l'¦uvre d'Isidore Ducasse, et toute une aura de mystère continue de l'envelopper. L'auteur, puisque en l'occurrence il convient d'affirmer pleinement ce mot, nous est parvenu masqué. Mais autant les formalismes des années 1960 se félicitaient que l'on ne sût rien de sa vie, autant la fin du XXe siècle aura été attentive à cette existence livrant peu à peu ses secrets. Né à Montevideo (Uruguay) le 4 avril 1846, jour de la saint Isidore, d'émigrés français (son père était chancelier à l'ambassade, sa mère mourra l'année suivante), Ducasse vient en France en 1859 pour y poursuivre ses études, au lycée impérial de Tarbes d'abord, puis, à partir d'octobre 1863, à celui de Pau. Son tuteur, durant cette période, est Jean Dazet, avoué tarbais, dont Georges, le plus jeune des fils, sera nommé dans Les Chants de Maldoror . Tentant tour à tour le baccalauréat ès lettres (sans succès), puis le baccalauréat ès sciences (on ignore quel résultat sanctionna ce dernier examen), Ducasse rejoint, de mai à octobre 1867, son Uruguay natal. De retour en France, il loge à Paris dans un hôtel de la rue Notre-Dame-des-Victoires et fait ses estudios, études supérieures dont on ne connaît pas, à l'heure actuelle, la nature exacte. C'est alors qu'il publie à ses frais le premier des Chants de Maldoror (août 1868). Le volume complet sortira durant l'été de 1869 des presses d'Albert Lacroix, l'illustre éditeur de Hugo, Sue, Zola... Le livre, imprimé en Belgique, ne porte pas sur sa couverture la raison de l'éditeur. Comme il n'est pas mis en vente, Ducasse s'adresse à Poulet-Malassis, l'ancien éditeur des Fleurs du mal réfugié en Belgique, pour que ce dernier, qui vient de signaler les Chants dans le numéro 7 de son Bulletin des publications défendues en France imprimées à l'étranger , veuille bien se charger de leur vente en Belgique et en Suisse. Tout laisse croire que sa demande resta sans lendemain. Dans une lettre du 21 février 1870 au même correspondant, Ducasse annonce son intention de corriger dans son prochain livre un certain nombre de ses textes, ainsi que ceux de plusieurs poètes célèbres. Bientôt, sous son véritable nom, il fait imprimer chez Balitout, Questroy et Cie, auxquels il avait recouru pour son premier Chant, le premier fascicule d'un ouvrage intitulé Poésies . Deux mois plus tard, en juin, sort le second fascicule de cette publication, considérée par son auteur comme «permanente» et «sans prix» - chaque souscripteur pouvant verser la somme qu'il veut. Était-ce là le volume nouveau dont il avait annoncé la mise en chantier à Jean Darasse, banquier de son père à Paris, le 12 mars 1870, volume pour lequel -affirmait-il- une préface de soixante pages était déjà composée, à paraître chez A. Lemetre ? L'été de 1870 n'est guère favorable aux écrivains : la France vient de déclarer la guerre à la Prusse. Le second Empire s'effondre lors de la défaite de Sedan, et c'est dans une capitale assiégée que Ducasse, déclaré «homme de lettres», meurt, le 24 novembre, pour une cause inconnue en son domicile du 7, Faubourg-Montmartre, à huit heures du matin. Un service religieux sera célébré le lendemain dans l'église de son quartier, Notre-Dame-de-Lorette. Ducasse mort, bien peu connaissaient son ¦uvre, excepté les deux directeurs de feuilles littéraires sans éclat, Frédéric Damé et Alfred Sircos, qui figuraient parmi les dédicataires de ses Poésies. Le livre, racheté par le libraire-éditeur tarbais Jean-Baptiste Rozez installé en Belgique, sera mis en vente en 1874 sous une nouvelle couverture, mais il faudra attendre encore une décennie (1885) pour qu'il attire inopinément l'attention de Max Waller, le directeur de La Jeune Belgique. Max Waller le montrera à certains de ses amis: Iwan Gilkin, Albert Giraud, qui en recommandent la lecture à Huysmans, Léon Bloy... Les Chants vont vivre alors d'une nouvelle vie, d'autant que Léon Genonceaux les réédite en 1890. Les Poésies ne bénéficieront certes pas de la même chance, bien que Remy de Gourmont les signale dès 1891 dans Le Mercure de France et que Valery Larbaud dans La Phalange du 20 février 1914 en analyse la portée. Aragon et Breton en recopient tardivement l'unique exemplaire connu conservé à la Bibliothèque nationale et en font découvrir le contenu dans deux livraisons successives de leur revue Littérature (no 2, avr. 1919 ; no 3, mai 1919). «Les Chants de Maldoror» Les Chants de Maldoror obéissent à une structure à laquelle l'auteur s'est employé à rester fidèle, malgré l'évidente évolution dont témoigne leur contenu. La publication de 1868 (le seul premier Chant ) présentait, en effet, certaines parties dialoguées avec indications scéniques qui furent supprimées par la suite. Elles portent la marque des textes où, pour commencer, Lautréamont puisa son inspiration : le Manfred de Byron, le Konrad de Mickiewicz, le Faust de Goethe. De ces figures il gardera surtout l'image d'un héros négatif et satanique, en lutte ouverte contre Dieu. Mais le module qu'il choisit en fin de compte montre son intérêt pour la littérature épique ; de là, la division en strophes de chacun des Chants, à l'exception du sixième et dernier, où la fabrication d'un petit roman d'une vingtaine de pages prend le pas sur le genre jusque-là adopté. Il est impossible de résumer Les Chants de Maldoror pour la bonne raison qu'aucune intrigue progressive ne s'y peut lire. On a l'impression que dans chaque strophe l'auteur donne libre cours à son imagination farouchement rebelle, à sa fureur ou à sa goguenardise, des sentiments aussi opposés pouvant chez lui faire bon ménage. Maldoror, être surhumain, archange du Mal, lutte sous différentes formes contre le Créateur, souvent ridiculisé (Dieu au bordel), et commet des actes meurtriers où se révèlent son sadisme et son homosexualité. Couramment sont séduits de beaux jeunes gens. Dans la version de 1868, l'une des premières scènes présente un dialogue avec Dazet (dont le nom sera supprimé dans les éditions suivantes), qui nous laisse clairement entendre que, malgré l'irréalité de ce qui est raconté, un substrat biographique nourrit ces pages. Il serait vain de vouloir tout à fait l'effacer, même si l'auteur s'y employa. Attestant le monde épique où se déroulent ces actions extrêmes, les objets et les animaux parlent, les métamorphoses se multiplient, l'emphase est de mise, et le gigantisme des personnages. Mais une constante ironie avertit le lecteur; elle le force à prendre ses distances vis-à-vis de la narration et à juger le «phénomène» littéraire placé sous ses yeux. De plus en plus, cette voix critique se mêle au récit. Nous sommes convoqués au spectacle de l'¦uvre en train de se faire et de se défaire. À partir du quatrième Chant , il n'est plus possible d'oublier cette contra-diction, ces phrases vampiriques captant la substance du poème. Le «petit roman» final donne une leçon d'écriture, tout en stigmatisant le style rocambolesque et, plus généralement, le feuilleton qui sévissait alors dans les journaux à grands tirages. Cette dernière fiction synthétique développe une intrigue maintes fois esquissée dans les pages précédentes. L'adolescent Mervyn, séduit par Maldoror, sera en vain protégé par Dieu et ses émissaires animaux. Une ultime scène grandiose le voit projeté depuis la colonne Vendôme jusque sur le dôme du Panthéon, lieux significatifs, peut-être trop!, et l'on peut deviner dans cet acte incongru une façon magistrale de se débarrasser de tous les romans du monde et de toutes les angoisses sentimentales qui les inspirent. S'il est bien certain que Ducasse prend un plaisir extrême à fomenter des scènes d'une rare violence, où le malheur et la méchanceté tiennent lieu de sublime, il est non moins visible qu'il sert ainsi le ton unique qui est le sien, combinant l'amplitude du rythme et le désabusement supérieur, une manière d'inéluctable et quelque puissant principe d'antigravité. L'activité de ce rhapsode bibliophage passe aussi par le plagiat (nombreux sont les emprunts qu'il fait à différents ouvrages, scientifiques notamment) qu'il a su élever au niveau d'un art en se réappropriant divers pans de textes -certains imprévisibles- pour les intégrer au sien avec un souci de l'effet littéraire tantôt admirable -et on se laisse prendre au jeu-, tantôt malignement dégrisant. Du merveilleux et sinistre Maldoror, plus d'un exégète s'est interrogé sur le nom. Il n'est guère possible de trancher, mais que le «mal» soit ici perceptible, tout comme l'«aurore» et l'«horror», voire l'«or», comment en disconvenir? Quant au pseudonyme choisi par Ducasse, il est juste de présumer qu'il revient au Latréaumont d'Eugène Sue, roman plus historique que noir cependant, contrairement à ce que l'on a prétendu. Peut-être Ducasse n'en fut-il pas même responsable. Sur les conseils de Lacroix, éditeur de Sue, il aurait pu se parer d'un tel pseudonyme augmenté d'un titre de noblesse, qui le mettait presque au rang des illustres comte de Vigny et vicomte de Chateaubriand. Les «Poésies» La suite de son ¦uvre le verra réintégrer son patronyme, comme si, dès lors, plus rien n'était à cacher. C'est, en effet, le parti pris de «la vertu, de la certitude, de l'espoir, du bien, du devoir, de la foi, de la froideur du calme et de la modestie» qu'il prétend embrasser désormais. Il serait imprudent de penser qu'une telle palinodie ne lui fût inspirée que par les reproches paternels accusant l'outrance de son précédent ouvrage. Les Poésies sont formées de fascicules où l'on chercherait en vain quelque vers que ce soit. On y trouve, en revanche, une abondante leçon de littérature et de morale, portant davantage, il est vrai, sur les principes que sur leur mise en application, contrairement au bref roman naguère narré et déconstruit. Le premier fascicule passe au crible la littérature romantique, ses pleurnicheries, son emphase. De grandes listes hilarantes coiffent de sobriquets risibles les plus grandes célébrités et l'abondant bric-à-brac terrifiant ou douloureux des ¦uvres majeures de ce temps. Tout est scruté avec acrimonie : épopée, roman, poésie lyrique, éloquence. Ducasse, devenu censeur des mélancolies, en profite pour corriger quelques phrases de l'une de ses strophes. Dans le second fascicule domine la maxime corrigée ou détournée. Recopiant des Pensées de Pascal ou de Vauvenargues, il les modifie dans le sens du bien, par simple addition ou retranchement de négations. Alors que les Chants paraissaient, en dépit de leur singularité, illustrer un projet évident nourri de satanisme et de cruauté, les Poésies, revendiquant l'ordre et la clarté, laissent perplexe quiconque souhaite les mettre en corrélation avec l'¦uvre qui les précéda. Cependant tout lecteur attentif remarque vite qu'ici comme là résonne la même intensité de sarcasme, le même souci critique. Cette constante profonde traduirait donc l'unique et forte volonté de Ducasse, habile à proférer par une double voix un même combat contre la veulerie humaine, l'intelligence moyenne, la bêtise de la soumission. Dans l'un et l'autre cas, une lucidité souveraine s'exprime, rêvant, quitte à le détruire, à une science du texte, où le recours circonstanciel à la physique, aux mathématiques, à la géométrie, à la physiologie est d'ailleurs partout repérable. La lutte exaltante et sombre est menée dans les Chants par un surhomme libérateur, détruisant toute vision moyenne, sentimentale et attendrie, mais l'expression reste captive de l'emphase du romantisme fuligineux, même si elle sait en tirer d'évidentes beautés. Les Poésies qui, elles, procèdent d'une manière diamétralement opposée, retrouvent cependant la même insolence à proclamer, cette fois, le bonheur humain. L'histoire de la littérature et de la philosophie montreront de semblables opérations d'apparence contradictoire : Rimbaud dans Une saison en enfer injuriant, puis saluant la beauté; Nietzsche s'opposant aux ombres wagnériennes qu'il aimait et leur préférant la clarté de la Carmen de Bizet. Oubliés, puis redécouverts -comme on l'a vu-, Les Chants de Maldoror, plus ou moins assimilés au monde baudelairien, ont d'abord été admirés pour leur frénétisme et leur luxuriance par Léon Bloy (La Plume, 1890) qui n'en a pas moins placé leur auteur au «cabanon de Prométhée» ; Huysmans, Gide en ont loué certains épisodes. Remy de Gourmont a mesuré l'incohérence de cet «esprit malade» où il pressentait aussi un «ironiste supérieur». Dès 1893, Jarry et Léon-Paul Fargue se donnent comme des sectateurs du Montévidéen. Jarry, surtout, dans sa pièce Haldernablou, recueillie dans son premier livre Les Minutes de sable mémorial , rend hommage à cet univers «pataphysique» avant la lettre et à l'homosexualité des personnages. Les surréalistes ne tarderont pas à se confronter à cette ¦uvre à laquelle ils donnent la place la plus éminente ; ils en aiment l'accent de liberté totale, la tonalité sadienne, l'écriture (qu'ils croient relever d'un véritable automatisme). S'interrogeant sur les Poésies et sur ce qui les distinguent des Chants, ils concluent que dans les deux cas domine un égal humour. En 1927, ils s'en prennent dans un pamphlet (Lautréamont envers et contre tout) à la préface rédigée par Philippe Soupault pour introduire aux Oeuvres complètes de Ducasse et lui reprochent d'en avoir fait un écrivain comme les autres. Les formules les plus brillantes caractériseront d'année en année leur admiration sans faille. Si Breton, à propos des Chants, évoque un «plasma germinatif sans équivalents», Julien Gracq, considérant l'auteur, le voit comme un «dynamiteur archangélique». En 1929, Léon Pierre-Quint avec son Lautréamont et Dieu compose enfin l'ouvrage de référence ; les surréalistes, en dépit de leurs préventions pour ce genre de travail critique, saluent son audace. Bientôt Bachelard, à la lumière d'une certaine psychanalyse, observera les complexes dont témoignent les Chants. D'autres, néanmoins, s'appliquent déjà à entendre dans ces «landes» périlleuses une véritable leçon d'écriture. Francis Ponge, dès 1946, conseille d'adapter à toute bibliothèque le «dispositif Maldoror-Poésies» : «la littérature s'en trouvera retournée comme un parapluie». Plus philosophe par son approche, Maurice Blanchot, dans son Lautréamont et Sade , s'interroge sur le fait littéraire ainsi révélé; il discerne là l'exemplaire formation d'une «tête» apte, tout à la fois, à garder et à découvrir le secret qui la fit naître. Aux alentours de 1960, lorsque naissait la pensée structuraliste, Lautréamont -auteur quasiment sans biographie- soulève un regain d'intérêt chez ceux pour qui seule compte l'¦uvre. Les écrivains du groupe et de la revue Tel quel lui consacrent articles et livres (Marcelin Pleynet, Philippe Sollers, Julia Kristeva), soit pour insister sur la relation scripteur-lecteur, soit pour observer dans ces pages l'effet de connaissance textuelle qu'elles proposent ou détecter leur mécanisme subversif annonciateur des pratiques narratives de certaines avant-gardes. La critique universitaire (Raymond Jean, Jean Peytard, Marguerite Bonnet...) ne s'est pas montrée moins attentive à l'égard de cette écriture anomique, même si Robert Faurisson a jugé bon de réduire l'¦uvre du Montévidéen à quelque génial canulard. En 1984, Michel Pierssens (Éthique à Maldoror), confrontant l'ensemble du texte aux courants philosophiques qui lui sont contemporains, en conclut que ses véritables options morales se manifestent dans les Poésies, les Chants ne formant qu'un préalable incompris où Ducasse donne l'impression de formuler le contraire de ce qu'il soutient ensuite. Dans ce concert d'interprétations, les remarques de J. M. G. Le Clézio voyant dans la fiction de Lautréamont un équivalent des «contes» et des mythes primitifs apportent un courant d'air vif non négligeable, et la biographie écrite par François Caradec (1970) fournit des informations de première importance mettant fin à bien des errances. Le Visage de Lautréamont de Jacques Lefrère (1977) prolonge une telle enquête. Dans l'esprit de ces récentes recherches, Les Cahiers Lautréamont sont créés en 1987. Réservés à des happy fews, ils cumulent les renseignements bio-bibliographiques, non sans afficher quelque méfiance pour la lecture interprétative. Le premier colloque international tenu à Montevideo en 1992 sera marqué par cette tendance, à laquelle n'échappe pas le livre inquisitorial de Sylvain-C. David, Isidore Lautréamont (1990). Un courant de recherche animé par des ambitions moins vétilleuses se dessine, ouvert aux analyses sémantiques et narratives d'ensemble, comme à l'enquête socio-historique. © 1995 Encyclopædia Universalis
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