d'après http://www.regards.cnrs.fr/africanti/text01.html
par Philippe
Quéau
Directeur de la Division de l'Information et de l'Informatique de
l'UNESCO
La
Société de l'information est à l'origine
d'une quadruple révolution:
culturelle, sociale, économique, politique.
Cette révolution culturelle va si loin qu'on peut
même parler de l'apparition d'une nouvelle
"manière d'être". "Le fait d'être sur le net
refaçonne votre conscience" dit-on. Ceci se paye
cependant d'une mathématisation accrue de notre regard
sur le monde, d'une "abstraction" croissante de la
pensée.
Certes cette progression de l'abstraction peut être
analysée comme un "progrès" de l'humanité,
si l'on suit les thèses de Leroi-Gourhan, mais on peut
aussi s'interroger sur la manière dont cette abstraction
réduit l'homme, le vide de sa substance profonde au
profit de représentations numériques. Le
règne du nombre et de la statistique tend à
effacer tout ce que le nombre ne peut saisir.
Le problème le plus intéressant posé
par la révolution culturelle du numérique et du
virtuel est sans doute celui de la possibilité d'
émergence d'une "intelligence collective", dont chacun
voit bien qu'elle serait utile pour résoudre des
problèmes de plus en plus complexes et de plus en plus
globaux.
Mais est-ce que cette "intelligence collective" sera
assimilable à la "noosphère" de Teilhard de
Chardin, une "nappe" d'intelligences personnelles, libres,
communiquant et communiant dans la recherche de cette
"montée de l'Autre" qu'il assimilait à la
montée de la Conscience? Ou bien est-ce que cette
intelligence collective sera ce "gros animal" dont Simone Weil
observait la croissance répugnante en 1934? Une sorte de
perversion de la démocratie par la transcendance du
"nombreux"? Le Cyberespace pourrait-il devenir une sorte de
Nüremberg numérique, dominé par la violence
du marché?
Devant un tel choc, (c'est tout simplement un modèle
civilisationnel qui s'effondre), les repères
s'évanouissent. Marx avait déjà
prédit, avec jubilation, le nécessaire
"dépérissement de l'état", et Freud
annonçait dès 1929 la crise de l'âme
occidentale dans Malaise dans la civilisation. Les religions ne
font plus recettes, ou alors elles durcissent les haines,
fouettent les extrémismes. Alors, vers quoi se tourner? De
quelle sagesse avons-nous aujourd'hui besoin?
Il me semble que l'un des points les plus sensibles, les plus
stratégiques, auquel la pensée éprise de la
recherche du "bien commun" devrait s'attacher est la vieille et
toujours jeune question de l'universel, et plus
précisément de la possibilité même
d'une éthique universelle.
Le théologien Hans Küng a proposé en 1990 un
"projet d'éthique planétaire", repris par la
déclaration du parlement des religions du monde à
Chicago en 1993, "vers une éthique globale".
L'idée est simple: il nous faut une éthique
globale pour réguler une économie mondialisée
et donner une assise plus ferme au "politique", tenté par
la démission pure et simple (cf. le slogan du "moins
d'état", alors que c'est de "mieux d'état" dont nous
avons besoin). Cette éthique universelle doit servir de
base possible à une "civilisation mondiale" ou
"universelle". Mais alors, peut-on se demander, que deviennent les
particularismes locaux ou nationaux et autres exceptions
culturelles?
Est-ce que l'universel est un trou noir pour toutes les
spécificités et toutes les diversités? Ou
bien est-ce le dernier refuge de l'homme, chassé de son
terrain naturel par la violence de l'abstraction et la logique du
marché? Autrement dit, quelle est la vraie nature de
l'universel? Un rouleau compresseur des différences ou bien
l'essence même de toute véritable culture, de ce qui
rend toute culture communicable aux autres cultures? Ne nous
leurrons pas, des contradictions multiples rendent difficile cette
"éthique universelle".
D'un côté nous avons des territoires, des pays,
des frontières, ancrées dans l'histoire et la
géographie. De l'autre, nous avons le "cyberespace",
véritable "no man's land", presque sans
mémoire, et certainement sans géographie bien
définie. Le cyberspace est par nature multi-national,
trans-national, supra-national.
Plus les communautés "virtuelles" se développent
dans le cyberespace (communautés de travailleurs
intellectuels, des opérateurs financiers), plus les
"ghettos" bien réels du monde semblent se renforcer. Le
court-circuit planétaire des capitaux et des entreprises,
c'est aussi le dumping "social", la loi du plus habile à
tirer avantage des différences entre systèmes
sociaux. On a déjà vu cela à l'ouvre avec les
paradis fiscaux ou la disparition des marines nationales. C'est
aussi le développement des "villes mondes" plus proches du
plus lointain que de leurs propres banlieues. C'est l'apparition
de pays, de continents tout entiers jugés "inutiles" au bon
fonctionnement du marché.
Notons d'abord que les lois nationales peuvent entrer en contradiction flagrante, tout en partageant désormais le même espace virtuel d'application. Ainsi la philosophie du "copyright" anglo-saxonne, privilégiant les intérêts des intermédiaires de la copie et de la diffusion, et le droit moral des auteurs, soutenu par la philosophie latine du droit civil. Mais aussi contradiction entre la dérégulation économique et industrielle et la volonté d'une re-régulation, à coups de "chartes de déontologie" et autres "cyber-lois".
Contradiction entre le premier amendement de la constitution américaine garantissant la liberté totale d'expression et la loi Gayssot condamnant en France toute expression d'idées révisionnistes. Contradictions entre le droit des producteurs s'élevant contre le "piratage" et le droit des utilisateurs garantissant la "copie privée", l'usage loyal des oeuvres ("fair use"), entre la défense du "copyright" et la promotion d'un régime de "copyleft" préoccupé avant tout par la circulation des idées pour la recherche et l'invention.
A quoi doit servir la loi? A l'intérêt général et aux intérêts catégoriels? Au marché ou à la société? Quel est le rôle de l'économie? Servir l'homme ou l'asservir? Par exemple, quelle est la finalité essentielle du droit d'auteur? Promouvoir les sciences et les arts, oeuvrer dans l'intérêt supérieur de l'humanité, ou simplement assurer la rétribution de la propriété intellectuelle de quelques ayants droit? Ces questions sont loin d'être simplement théoriques. On peut en juger par l'offensive générale de la part des intérêts privés contre ce que l'on pourrait appeler le "domaine public" .
La directive européenne sur les bases de données, adoptée en mars 1996 et effective en 1998, représente symboliquement ce point de retournement contre l'intérêt général. On sait que les idées sont non protégeables, comme les faits bruts. Cette idée-force pourrait bien être remise en cause: le Traité sur les bases de données crée un nouveau droit, dit "Sui generis", qui permet de privatiser des données d'origine publiques en les aggrégeant à une base de données, sans même qu'un effort créatif soit nécessaire. On se rappelle aussi les tentatives de breveter le génome humain, pourtant quintessence du patrimoine commun de l'humanité!
Chez les Anciens, on opposait le "domaine public" et le
"domaine privé" (res publica et res privata).
Pour Aristote, le domaine public, c'est le lieu de la parole et de
l'action, le lieu de l'excellence humaine car l'homme s'y
présente lui-même en présence des autres
hommes, c'est le lieu de la virtus, et des valeurs insolvables
(comme la dignité). Le domaine "privé" (privé
de public précisément), c'est le domaine des
esclaves et de la production ancillaire.
Qu'est-ce que le "domaine public" aujourd'hui? Que change le
cyberespace à cette notion de domaine public? (Est-ce une
"noosphère" ou un "gros animal" collectif?)
Nous avons besoin, face au marché, d'une nouvelle
"Sphère publique" ouverte à la participation, au
savoir, à la délibération, à
l'expression des citoyens. C'est le rôle du gouvernement de
définir la nature de ce "domaine public" et de le rendre
accessible par la mise à dispostion de tous d'un "service
universel", indispensable pour "l'intérêt
général". La démocratie dépend de la
qualité de ce "domaine public", qui en est l'essence
même, l' "agora". Le "service ou l'accès universel"
est une condition pour la justice sociale, l'identité
collective, la solidarité. Il faut poser la question de la
légitimité de l'espace public des réseaux:
permet -il l'émergence d'intérêts communs,
d'un consensus non biaisé? Il faut développer un
domaine public riche pour permettre l'accès à la
connaissance, à l'expression de la diversité
culturelle, à la participation, au dialogue...
Or aujourd'hui on constate une tendance lourde à la
"privatisation" du domaine public. On observe plus
généralement une inversion du public et du
privé: le social remplace le politique, comme le
conformisme succède à l'individu, comme la
statistique et les grands nombres deviennent les instruments
"politiques" privilégiés de gouvernement. Comme
l'écrit Hannah Arendt: "Le public est devenu une fonction
du privé et le privé est devenu la seule et unique
préoccupation commune". Les hommes n'ont plus en commun que
leurs intérêts particuliers. Ils ne se
dépassent plus par quelque chose de plus grand qu'eux, et
que les Grecs nommaient "arétê", et les Romains
"virtus", mot qui partage la même étymologie que
l'homme ("vir"). Ce qui rend la crise actuelle si dangereuse, si
difficile à surmonter, c'est que les hommes n'ont plus rien
d'autre à mettre en commun que la somme de leurs
égoïsmes. Ils manquent de cette "virtus" qui seule
aurait le pouvoir de les rassembler, de les relier.
Il faut inverser les rapports entre le privé et le public, si l'on veut pouvoir poser à nouveau les bases d'une éthique "universelle". Cette éthique ne pourra se développer que si chacun d'entre nous se transforme, comme le demandait déjà Kant, en "législateurs de l'universel", en personnes qui "pensent le collectif".